Galaad dans la tourmente
Après les années de vagabondage, me voilà à nouveau ancrée à mon port d’attache, vaisseau de pierre échoué à la pointe de ma Bretagne natale.
En ce soir de grande tempête, la maison tremble sous les coups de boutoir du Noroît qui forcit encore. Le courant électrique n’a pas résisté une fois de plus à la force du vent, et nous voilà tous deux serrés autour de la cheminée.
Chacun reste dans ses pensées, bercé par le tableau que nous offre le halo des bougies mêlé à l'éclat du feu qui crépite. Reflets à n’en plus finir, du miroir à la vitre, de la vitre à son image, doux mirage pour nos yeux.
La rêverie me pousse vers d’autres rives, au coeur d’une nuit lointaine. J’étais alors seule à la barre de Galaad, notre frêle esquif, pris dans la tourmente.
C’était comme aujourd’hui un 3 novembre, jour de mon anniversaire :
Presque une semaine que nous sommes coincés dans cette baie, perdue au nord d’Ajaccio. Et la mauvaise saison qui avance…
Ce soir encore, bulletin météo : rite bi-quotidien, sacré, où l’équipage se recueille autour du poste qui grésille. Toute petite embellie annoncée, qui vient casser ces six longues journées de gros temps.
La discussion s’anime alors dans le carré : décision est prise de tenter la traversée vers Marseille, départ dans l’instant, je soufflerai mes bougies à l’arrivée. Le temps de mettre de l’ordre dans bouts et aussières, de caler tout ce qui est censé ne pas devoir se mouvoir dans les coups de gite. Chaque objet à sa place, c’est la règle !
Mouillage à bord, voiles envoyées, au bas ris. A moi le premier quart, seule à la barre pour quatre longues heures.
Le rythme est difficile à reprendre, chaque muscle renâcle à trouver sa position de confort. Et puis, au sortir de l’abri de la baie, la mer reste grosse, trop à mon goût, dans le vent qui a molli. Le bateau tape, manifeste, vibre dans la nuit sans lune.
Me voilà affairée à larguer un ris, objectif : nous faire prendre un peu de vitesse pour passer mieux les lames ; notre Galaad cessera peut-être alors de « planter des pieux » dans la houle. En effet, il suit mieux à présent la cadence des vagues. Moi aussi, j’adopte le tempo, et, sens en alerte, mon esprit peut vagabonder vers la mer, qui m’offre à l’instant la belle phosphorescence du plancton dans la nuit.
Attentive aux bruits, je veux repérer chaque lame avant qu’elle ne nous prenne sur sa crête, avant qu’elle ne nous fasse dégringoler sur sa pente. A moi de donner à la barre l’impulsion dans le bon sens, qui évitera à Galaad de partir dans un pas de valse incontrôlé, et à l’équipage au repos, ballotté en bas, de grogner.
Une accalmie dans le train des vagues. Un coup d’oeil au compas pour vérifier la route, le pilote automatique peut prendre le relai ; une descente rapide à la table à carte. Tout est clair dans les parages, de l’eau à courir devant.
Un quart rempli d’un café fumant, pieds au plancher, dos bloqué dans la descente, épaule contre l’équipet, un biscuit attrapé à la volée. Et il me faut déjà remonter.
Galaad trace sa route vaillamment, bien calé sur la hanche tribord. Je reprends la main, en découplant « Mimile », notre pilote.
Dans cette nuit bien sombre, toute concentrée à ma tâche, ma conscience se libère, et vogue du sentiment de solitude, aimée, à l’inquiétude d’être seule maître à bord en ces instants presque grisants.
Le tumulte des vagues ne se calme pas.
Et… Quel est ce feu devant, presque au-dessus de nous ? Vite, redescendre à la table à carte. Pourtant, pas de phare, pas de bouée dans les parages, la carte est formelle. Je remonte, tente de compter éclats ou occultations, mais les vagues, hautes, m’en cachent la lumière presque continûment.
Je réveille l’équipier. Oui, cette clarté qui va, qui vient ! Et ce vacarme qui vient brouiller nos pistes : du ressac sur les brisants ? Mais que font-ils au large ? Aucune île pourtant par là ! En mer, pas de place pour le doute : alors, branle-bas de combat, nous virons. Nous restons tous deux dans le cockpit, hébétés, à tenter de comprendre. A nouveau seule, je laisse Galaad reprendre sa route, après un long bord pour nous éloigner de ce cauchemar…
Je termine mon quart, hantée par la vision de cet étrange feu en mer, et reste aux aguets. J’éveille la relève, m’allonge enfin, épuisée, dans une bannette humide, et sombre dans un sommeil agité, secouée par les soubresauts de Galaad, qui se cabre dans la houle, le temps que le nouveau barreur apprivoise les lames à son tour. Le rêve m’emporte, troublé par l’improbable lumière. Il me ramène vers cette terre qui est la mienne, bien plus au Nord : il fût un temps où, les soirs de tempête, les habitants trompaient la vigilance des marins égarés par des leurres de lumières. Ils les amenaient ainsi à s’échouer sur nos côtes battues par le vent. J’ouvre les yeux sur cette vision d’un monde dur, d’une pratique à présent révolue. Je me secoue et laisse derrière moi cette frayeur nocturne, me retourne dans l’étroite bannette et, résolument, songe à l’avenir. Ma main effleure mon ventre, je sais qu’à présent un minuscule îlot y grandit, bien au chaud dans son petit océan, relié à sa terre-mère par un cordon de vie, son premier port d’attache… Il se révélera dans une poignée de mois, dans la lumière du prochain été. Je me rendors plus sereine, avec une mer qui semble elle aussi vouloir se calmer.
Et quelques heures plus tard, dans la quiétude méritée d’un havre côtier, notre petit mousse, qui ne sait encore qu’elle deviendra grande soeur, nous offre son plus beau sourire, confiante. Bien endormie, elle n’y aura vu que du feu, bercée par la forte houle de cette nuit.
Le fou-rire nous prend, salutaire après la nuit de tension, quand nous réalisons que le gâteau, cuit dans notre minuscule four à cardan, et où trônent mes bougies d’anniversaire n’est autre qu’un… far (breton bien sûr) ! Bien réel, lui, et qui brille comme son homonyme marin. La lueur des chandelles se reflète dans les yeux d’azur de notre petite princesse, deux îlots de clarté dans la paix retrouvée.
Aux « avis aux navigateurs », nous apprendrons qu’un navire a fait naufrage dans les parages. C’est la ronde de l’hélicoptère et de son gyrophare qui a brouillé nos pistes, et fait battre nos coeurs de navigateurs, nous faisant croire à un mystérieux roc, là où il n’y avait qu’eau à courir…
Les années ont donc passé… Ici, chaque nuit, le faisceau blanc dispensé par Corn Carhai -3 éclats toutes les 12 secondes- guide mes songes encore plus loin, vers d’autres rivages rayonnants, aimés, que la vie m’a donnés d’aborder, et qui furent eux aussi mon ancrage pour un temps.
Aujourd’hui, encore toute à ces souvenirs, devant les bougies d’anniversaire que je n’ose souffler sous peine de nous plonger dans l’obscurité, je frissonne. Et toi, tu te lèves, me poses sur les épaules d’un geste de tendresse le châle qui réchauffera mon âme : oui, le flot de l’existence a bien raccompagné mon coeur jusqu’à son port d’attache, bercé au rythme des marées…
Britt